Michel Feltin-Palas, rédacteur en chef du magazine l’Express, est aussi un journaliste spécialiste du français et des langues régionales de France. Depuis trois ans, il a à cœur de défendre ces diverses langues françaises dans une lettre d’information gratuite intitulée « Sur le bout des langues » qu’il publie hebdomadairement sur le site de l’Express. Il est également l’auteur de deux ouvrages sur le sujet : « Le français : une si fabuleuse histoire ! » qui retrace l’Histoire de la langue française, ainsi que « J’ai un accent, et alors ? » co-écrit avec le journaliste Jean-Michel Aphatie et qui vise à dénoncer les discriminations envers les personnes qui ont un accent lié à une langue régionale.
Aujourd’hui, force est de constater que ces langues régionales sont de plus en plus minoritaires. Si rien n’est fait pour les sauvegarder, l’Unesco prévoit leur disparition totale d’ici à la fin du siècle, au profit de la seule langue française. Un phénomène contre lequel il faut lutter tout en sensibilisant les pouvoirs publics selon le journaliste, qui a accepté de répondre aux questions de Be-Rise sur ce sujet.
Michel Feltin-Palas : « Je m’intéresse aux langues en général, et plus particulièrement aux langues de France parce que je suis moi-même français. Pourquoi ? Sans doute parce que ma mère était béarnaise et béarnophone – ou occitanophone selon les points de vue. Elle parlait donc une autre langue en plus du français, elle était bilingue. Or j’ai vu cette langue, majoritaire dans son village où elle était parlée sans interruption depuis des siècles, y devenir ultra minoritaire, et il y a toutes les raisons de craindre qu’elle aura disparu d’ici à quelques décennies – ce qui est très rapide d’un point de vue linguistique. J’ai donc une approche sensible de la question puisque cela me touche personnellement.
En m’intéressant professionnellement à ces questions, j’ai par ailleurs compris que le déclin des langues régionales n’était pas le fruit de « la modernité » ou du destin, mais d’une politique menée volontairement. En France, de fait, on cherche depuis des siècles à faire disparaître les langues régionales alors que, dans le même temps – c’est assez frappant – on déroule le tapis rouge devant l’anglais ! En tant que journaliste, cela m’intéresse, et c’est pour cela aussi que je m’intéresse aux langues régionales. Je n’ai rien contre le français, bien évidemment, mais je suis contre la destruction des langues et la standardisation culturelle.
L’Unesco qui dépend de l’ONU, classe les langues du monde en diverses catégories. Or, selon cette institution, toutes les langues de France – sauf le français, évidemment – auront disparu d’ici à la fin du siècle si l’on ne change rien. Il s’agit d’une particularité française en Europe : nous avons des voisins dont les langues minoritaires se portent très bien. Le gallois, par exemple, gagne des locuteurs au Royaume-Uni alors que le breton – autre langue celtique en tout point comparable au gallois – en perd en France. On voit donc que les langues dites régionales ne sont en rien condamnées par la « modernité » : leur sort dépend des mesures qui sont prises ou non en leur faveur. »
M. F.-P. : « Au niveau collectif, on sait que le bilinguisme chez les enfants est un atout pour leur scolarité. Il permet donc d’améliorer le niveau scolaire – un domaine où la France est en train de décrocher. Or, curieusement, plutôt que de cultiver cet atout, on dissuade les familles bilingues d’utiliser les langues régionales !
Il en va aussi de la sauvegarde de notre patrimoine national. Le breton est la seule langue celtique qui nous rattache à notre passé gaulois. Le francique mosellan est la langue la plus proche de celle que parlait Clovis. Quant aux troubadours, ces poètes qui écrivaient en langue d’oc aux XIIe et XIIIe siècles, ils dominaient l’Europe littéraire. Comment mieux dire qu’il s’agit de notre richesse collective ? Détruire les langues régionales pour ne garder que le français est une attaque contre la France. C’est comme si nous détruisions la cathédrale de Chartres, le château de Chambord et le pont du Gard parce qu’ils ne sont pas en Île-de-France !
Sur le plan individuel, les scientifiques estiment que la langue maternelle, celle qui nous rattache à notre mère et plus globalement à nos aïeux, est un élément fondamental de notre identité. Et cela se comprend : c’est par le langage qu’un enfant découvre ses premières informations, exprime ses premières émotions, reçoit les premières paroles de sa famille… C’est ainsi que tout individu se constitue. Si, une fois à l’âge adulte, on lui explique qu’il ne parle pas une « vraie langue », mais un vague « patois » – dont l’étymologie signifie « gesticuler avec les mains comme les sourds-muets » –, on détruit donc un élément essentiel de sa personnalité. Se développe alors ce que les linguistes appellent « une honte de soi » qui entraîne des problèmes psychologiques et des souffrances.
J’insiste : que le français soit notre langue commune ne me pose aucun problème, mais que l’on s’emploie à en faire notre langue unique est une erreur. Que penserait-on d’une Europe où les Français, les Italiens, et les Espagnols parleraient seulement anglais, où il en serait de même des Allemands, des Suédois, des Polonais, des Grecs ? C’est oublier que les langues ne sont pas seulement des outils de communication, mais avant tout des objets de culture. C’est oublier que l’humanité est majoritairement bilingue. C’est oublier enfin que chacun d’entre nous a plusieurs appartenances. Oui, on peut être provençal et français, breton et français, alsacien et français. Pourquoi faudrait-il choisir ?
Quand Emmanuel Macron dit qu’il se sent européen, personne ne lui demande pas de renoncer à être français et c’est très bien ainsi. Malheureusement, certains, en France, considèrent que l’on ne peut pas être « un bon Français » et aimer la langue et la culture de sa région. Quelle erreur ! »
M. F.-P. : « C’est bien simple : En France, sous la Ve République, jamais un gouvernement n’a présenté une loi sur les langues régionales. Jamais ! Il y a eu beaucoup de propositions de loi, à l’initiative des députés ou des sénateurs, mais toutes ont été retoquées par les différents gouvernements.
Une seule d’entre elle a réussi à passer entre les gouttes, la loi Molac, défendue par le député du même nom, qui a réussi à être adoptée en avril 2021 – contre la volonté du gouvernement. Malheureusement, la loi a ensuite été déférée au Conseil constitutionnel qui a fini par la censurer, en estimant qu’elle était contraire à la Constitution française, et plus précisément à son article 2, où il est écrit : « La langue de la République est le français ».
Il faut savoir que de nombreux spécialistes de droit constitutionnel ont contesté cette décision en rappelant que cet article 2, qui date seulement de 1992, a été ajouté dans un but unique : lutter contre l’anglais, à une époque où, en adoptant l’euro, la France abandonnait sa souveraineté monétaire et redoutait de voir s’imposer l’anglais – la langue des marchés financiers. Les députés, les sénateurs et le gouvernement de l’époque l’ont alors bien précisé : cet article ne devait jamais être utilisé contre les langues régionales mais seulement contre l’anglais. Or que fait le Conseil constitutionnel depuis cette date ? Il l’utilise constamment contre les langues régionales ! Il y a là un vrai problème démocratique. La seule solution consiste à réviser la Constitution, mais là aussi, la volonté politique fait défaut. »
M. F.-P. : « Tout ce qui permet de comprendre que les langues sont des richesses va dans le bon sens. On a longtemps cru que pour qu’un Basque devienne un bon francophone, il fallait lui interdire de parler basque… On sait aujourd’hui que c’est l’inverse : c’est parce qu’on va laisser un petit Basque parler basque qu’il va devenir un bon francophone… Un enfant qui parle deux langues maîtrisera en effet non seulement ces deux langues, mais il aura plus de facilité pour en apprendre une troisième et une quatrième. Mieux : il sera meilleur dans les autres matières parce que les circuits neuronaux activés ne sont pas les mêmes que chez l’enfant monolingue.
Le travail que vous faites en faveur du bilinguisme est donc très important. C’est pourquoi il faut rester combatif et continuer à sensibiliser l’opinion publique sur ces sujets. La France est riche de sa diversité ; ne la laissons pas disparaître. »